"Le monde sans fin" Analyse du livre le plus vendu en 2022 par André Oliva

, par JN

Le monde sans fin.

Cette bande dessinnée publiée chez Dargaud fait un tabac . Avec 600 000 exemplaires, c’est le livre le plus vendu en France en 2022. Ses auteurs : Jean-Claude Jancovici pour le contenu et Christian Blain, le dessinateur qui a déjà publié plusieurs albums à succès. Jancovici est lui aussi un personnage très connu, habitué des médias et des réseaux sociaux. Ingénieur, polytechnicien, il est le créateur du bilan carbone. Et il a fondé Carbone 4, un cabinet qui vend des bilans aux entreprises ou aux collectivités locales et construit leurs plans pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Il a aussi fondé une association « The shift project » qu’on peut traduire par « Projet de transition. » (Etre obligé de traduire le nom anglais d’une association française fondée par un français, qui a son siège à Paris, un comble !) C’est un laboratoire d’idées qui se présente comme ayant pour objectif : « l’atténuation du changement climatique et la réduction de la dépendance de l’économie aux énergies fossiles... » (1) Il est financé par de très grosses entreprises comme Engie, Bouygues, Vinci etc...

Ce livre contient à la fois du très bon et du beaucoup moins bon. Commençons par le bon..
Jancovici qui s’intéresse depuis presque 30 ans au réchauffement climatique dresse un tableau rigoureux, sans concession ni catastrophisme de la situation actuelle, et précise bien que nous ne pouvons tout simplement pas continuer comme ça. C’est matériellement, physiquement, impossible.

Il montre combien toutes nos façons de produire, de nous déplacer, de nous nourrir, développées depuis deux siècles, depuis la révolution industrielle, ont nécessité une énorme augmentation de nos besoins en énergie. Le charbon, puis le pétrole, puis le gaz. Chacune ne faisant pas disparaître la précédente mais s’y ajoutant. Comment nous sommes entourés dans notre environnement le plus quotidien par des machines extrêmement puissantes par rapport à notre force d’être humain. 100W en moyenne pour un adulte, un cycliste par exemple. Un mixeur : 4 cyclistes, un aspirateur 10 cyclistes, un ascenceur 50, un gros camion 4 000, un Airbus 1 000 000 ! Il montre aussi comment la moindre de nos gestes quotidiens comme se brosser les dents devant un miroir met en œuvre pour une part infinitésimale mais réelle, toute une chaîne qui va de la mine ou du puits de pétrole en passant par toutes sortes d’usines et de transports jusqu’à notre dentifrice et notre brosse à dents.

Et cette énergie vient presque entièrement des énergies fossiles, sauf en France où le nucléaire nous fournissait jusqu’à cette année environ les ¾ de notre électricité. Il insiste aussi sur l’épuisement progressif des ressources non renouvelables comme les minerais. Pour les énergies fossiles, contrairement à ce qu’il laisse entendre, la limite ne viendra pas de leur épuisement mais des limites à leur emploi imposées par le réchauffement climatique. Et la limite est déjà atteinte !
Il montre aussi la myopie de ceux qui continuent de miser sur la croissance. Il invite le fantôme de Dupin, un économiste du XIXème siècle un peu oublié aujourd’hui qui dit simplement devant un graphique vertigineux « 3% de croissance pour l’éternité, vous êtes sérieux ? . Remarquons qu’il n’y a jamais de désespoir ou de panique. Jancovici n’a rien d’un collapsologue. Pour lui, rien n’est perdu, mais il est urgent d’agir.

Mais c’est quand il aborde les solutions que ça se gâte.

La suite de notre présentation du livre doit beaucoup à Antoine de Ravignan qui critique sévèrement la deuxième partie du livre dans un article du numéro de janvier d’ Alternatives économiques. Et à un numéro spécial de la revue « Stop Golfech », journal de la coordination antinucléaire du Sud-Ouest (2) qui publie tout un dossier très bien documenté : « le monde sans lendemain ».Ils s’appuient tous deux largement sur le blog de Stéphane His (3) énergéticien et consultant qui décortique page à page le « Monde sans fin » pour démêler le vrai du faux. Le dossier y ajoutant les reprises d’interviews de Bernard Laponche, ingénieur dans le nucléaire qui en dénonce les dangers depuis plus de cinquante ans, de François Cueno qui démolit le livre dans un blog dévastateur, et un article de Pierre Kung qui en fait une présentation à partir de nombreuses citations.

On peut d’abord critiquer le caractère mécaniste de la vision de l’auteur : C’est comme si tout était déterminé par les ressources naturelles et la technologie, la société n’ayant pas ou peu de marge de manœuvre par rapport à elles. Pourtant, il est évident, par exemple, que si la croissance exceptionnelle des trente glorieuses a été possible grâce au pétrole très bon marché, le partage moins injuste de ses fruits ne l’a été que grâce à un rapport de forces plus favorable aux salariés que maintenant. Avec, en plus, une exploitation éhontée des ressources et des travailleurs des pays du Tiers-Monde comme on disait alors.

Jancovici est d’une partialité flagrante en faveur de l’énergie nucléaire dont il nie ou minimise les dangers, les inconvénients, le nombre des victimes et le coût des accidents, ignorant toutes les études qui ne vont pas dans son sens. Il fait de même en défaveur des énergies renouvelables, allant jusqu’à des affirmations pour le moins surprenantes. Comme par exemple quand il affirme que pour assurer la totalité de l’approvisionnement énergétique de la France, il faudrait mettre une éolienne tous les kilomètres soit 500 000 éoliennes, ou pour, en Allemagne compenser l’intermittence des énergies renouvelables construire un réservoir d’eau de mer de 100 mètres de large et de 100mètres de haut tout le long de ses côtes ! Pas besoin de telles absurdités pour comprendre qu’il faut accompagner l’éolien avec les autres énergies renouvelables ou que l’hydroélectricité ne suffira pas à elle seule à compenser leur intermittence. Notons que le scénario électrique 100% renouvelables de RTE parle de 30 000 éoliennes, c’est à dire ce qu’il y a dès maintenant en Allemagne. L’auteur ne cite jamais non plus, même pour les critiquer, les projets de l’association Négawatt ou de l’Ademe (4) qui tous démontrent que les énergies renouvelables peuvent assurer la neutralité carbone de la France en 2050 et à des coûts comparables à ceux du nucléaire. Il le présente comme incontournable et seule solution raisonnable pour décarbonner notre approvisionnement énergétique. Il se fait l’avocat des réacteurs surgénérateurs qu’on a jamais pu mettre au point et faire passer au niveau industriel ni en France ni ailleurs.

Mais il y a plus grave : Alternatives Economiques relate dans son article que lors d’une audition devant une commission parlementaire, il a déclaré sous serment : « au bout de quelques siècles, les produits de fission reviennent au niveau de radioactivité de l’uranium initial(...) La partie la plus radiotoxique c’est pas 100 000 ans, c’est beaucoup plus court » C’est vrai pour la plupart des déchets, mais pas tous, en particulier, d’après Wikipedia, les actinides mineurs, en petite quantité (1tonne/an) mais très dangereux, dont les durées de vie ne se mesurent pas en « quelques siècles », mais en millénaires et pour certains en millions d ’années ! Ce qui pose question sur l’honnêteté intellectuelle du personnage.

Comme le fait remarquer Stop Golfech : « Ce que craignent Jancovici et ses financeurs, c’est que le développement des énergies renouvelables développe en même temps l’idée de relocalisation et de développement des territoires, ce qui est moins compatible avec le développement des multinationales. Si les énergies renouvelables couvrent, en 2020 82,3% des besoins en électricité du Danemark c’est probablement lié à un réel engagement local et que la plupart des capacités éoliennes et solaires sont détenues par des individus, des coopératives ou des communautés... » Et ça on pourrait le faire en France, à condition d’en avoir la volonté politique.

Il n’en reste pas moins que le livre est bien fait, facile à lire, souvent drôle. Le talent et l’humour de Christophe Blain ne sont plus à démontrer. C’est comme le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il peut être utile pour dézinguer les climato-sceptiques, s’il en reste, et surtout pour convaincre les « croissantistes » qui eux sont encore légion, que leur fameuse « croissance verte » est une dangereuse illusion. Mais au prix de l’illusion tout aussi dangereuse que le nucléaire serait la solution.

1 https://www theshiftproject.org

2 stopgolfech.org Numéro spécial janvier 2023

3 info@stephanehis.com

4 RTE : Réseau de transport d’électricité
ADEME : Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.
Tous deux sont des services publics

Negawatt : Cette association est une organisation sans but lucratif de promotion de la transition énergétique. Elle regroupe des experts,des professionnels de l’énergie et des citoyens. Elle publie régulièrement un scénario de transition énergétique dans trois directions : sobriété, efficacité, énergies renouvelables.
https://negawatt.org Une mine d’informations !